mercoledì 20 novembre 2019

Lettre du Chili






"Chères amies, chers amis,

Je vous communique un texte émanant d'insurgées et d'insurgés de Santiago. Il est de nature à souligner le caractère international des résolutions dressant le peuple contre la tyrannie du profit, qui nous ruine et nous déshumanise. Merci de le diffuser et de le traduire si possible en français (mais, avec les mots qui résonnent partout pareils, il est assez aisément compréhensible), en arabe (pour l'Algérie, le Liban, l'Irak, en persan".

Santiago, le 1er novembre 2019

Ce que nous vivons ici est magnifique ! Cela fait deux semaines maintenant que ce soulèvement nous a permis de vaincre la peur, l’indolence et la frustration de vivre sous la dictature de l’argent, mais aussi de nous rencontrer comme êtres humains, par-delà toutes les identités qui nous avaient maintenus séparés.
Depuis le début, cette insurrection généralisée spontanée exprime une critique en actes du mode de vie capitaliste. Elle exproprie et détruit ses symboles et ceux de l’État : supermarchés, pharmacies, banques, commissariats, édifices municipaux, etc. Ses revendications sont nombreuses, si nombreuses que chacun sait que la seule question qui se pose est celle d’un changement structurel. « Plus rien ne sera comme avant », entend-on dans les rues. Notre désir de vivre a retrouvé de la force dans l’aventure de cette lutte contre le système.
La précarisation qui prévaut dans ce territoire et contre laquelle ce mouvement s’est levé, n’est pas le produit de mesures d’austérité. Ici, l’état de bien-être n’a jamais existé. Elle est le résultat d’un saccage organisé par l’État-Capital. Comme tu le sais sûrement, le Chili fut l’un des berceaux du néolibéralisme. Le dictateur Pinochet a tout vendu : l’eau, la santé, les pensions de retraite, l’éducation, les routes, la mer, etc. Et la démocratie qui lui succéda consolida ce système social et économique.
Mais, à force d’humiliations et d’abus répétés des politiciens et des patrons, la conscience de tous s’est aiguisée. Un des slogans de cette insurrection l’exprime : « Il ne s’agit pas de 30 pesos [l’augmentation du prix du ticket de métro qui provoqua ce soulèvement fut de 30 pesos, soit de 4 %], il s’agit de 30 ans ». Claire est l’allusion à l’époque de la « transition vers la démocratie », l’année 1989 étant celle qui vit accéder au pouvoir, après la dictature, le premier président élu démocratiquement. Ce slogan — que les Indiens mapuches ont fait leur en le transformant ainsi : « Il ne s’agit pas de 30 pesos, mais de plus de 500 ans » — est révélateur du niveau de conscience des insurgés quand ils font de la dictature de Pinochet et du régime démocratique les deux faces de la dictature du capital, l’État n’étant, à travers les politiciens et autres experts qui pullulent dans sa sphère, que son simple exécutant.
C’est là que se manifeste une autre caractéristique de ce mouvement : la totale absence en son sein des partis politiques. Bien que, sans crainte du ridicule, ceux qui s’en sont faits les détracteurs nous affirment qu’il serait, à travers la faction gauchiste d’ici, sous influence russe, vénézuélienne ou cubaine, le fait est que les seuls drapeaux qu’on y voit sont celui du Chili, des peuples indigènes et des équipes de foot. Du haut du pouvoir on se désespère de lui fabriquer des représentants, ces voix autorisées avec lesquelles on pourrait négocier. On en cherche dans les organisations syndicales et sociales ; on convoque aussi des assemblées citoyennes. Jusqu’à maintenant personne n’a accepté de jouer ce rôle. Le caractère de masse et la diversité de ce mouvement sont des antidotes contre toute tentative de récupération.
On dénombre, à ce jour, plus de 4 000 arrestations (parmi lesquelles plus de 400 enfants et adolescents) et plus de 1 300 blessés par armes à feu. Il y a plus de 100 dépôts de plainte pour torture et une vingtaine pour violences sexuelles de la part de la police. D’après les chiffres officiels, on compte 33 morts et plus de 140 personnes souffrent de lésions oculaires — 26, parmi elles, ayant perdu l’usage d’un œil. (Quand j’ai lu dans un article censuré par Le Monde qu’en France aussi la police éborgnait, j’ai été surpris de constater que les deux polices s’accordaient sur les mêmes techniques de répression.)
Quelques heures à peine après le début de l’insurrection — qui coûta très cher aux grands capitalistes, même si ce coût est sans comparaison avec le montant de leurs vols —, le pouvoir déclara l’« état d’exception », ce qui lui permit d’imposer des couvre-feux et de sortir les militaires des casernes pour réprimer aux côtés de la police. Cela fait une semaine que l’« état d’exception » a été levé, mais le niveau de répression n’a pas baissé. La police continue d’utiliser des armes antiémeute (pratique mise en œuvre dans ces manifestations) et de procéder à des arrestations massives ou sélectives.
Tous les secteurs politiques et les chaînes de télévision nous disent qu’il est possible de manifester « à condition d’être pacifiques ». (Certains bons citoyens ont revêtu des gilets jaunes popularisés par le mouvement français pour développer, en alliés de la police, leurs propres techniques de maintien de l’ordre.) Mais le niveau de répression est très élevé, même quand on manifeste de façon moins offensive, plus mesurée. Il faut croire que la police redoute vraiment que nous passions beaucoup de temps ensemble…
L’État a les mains pleines de sang. Il nous dit qu’il réprime pour notre paix. Peu nombreux sont ceux qui le croient. Malgré l’énorme violence qu’il nous inflige, personne n’a peur de lui. Et, de fait, on constate, dans les manifestations, une prolifération de noyaux de plus en plus larges qui répondent aux « forces de l’ordre » par la violence offensive et l’autodéfense.
Il est vrai que, majoritairement, nous sentons bien que nous n’avons plus rien à perdre, qu’il n’y a pas d’avenir dans cette société. D’un côté, la télévision nous inonde de nouvelles sur la catastrophe écologique qu’elle-même nous prie aussitôt d’oublier en nous montrant des publicités de tout ce que nous pouvons acheter. De l’autre, nous constatons qu’être vieux dans ce Chili relève de l’enfer. On peut avoir travaillé toute sa vie pour une retraite misérable. Et, de fait, les anciens se voient obligés de continuer à travailler jusqu’à la mort. Je n’exagère pas. Il y a cinq ans, une nouvelle a fait grand bruit ici : il s’agissait de l’histoire d’un jardinier qui travaillait en face du palais de La Moneda, le siège de la présidence, et qui mourut assis sur un banc de la place qu’il fut chargée de balayer les dernières années de sa vie. Il avait quatre-vingts ans.
Certains voudraient canaliser cette irruption à travers la création d’une nouvelle Constitution. Celle que nous avons date de l’époque de Pinochet ; elle légitime le saccage. La revendication d’une assemblée constituante d’où sortirait cette nouvelle Constitution rencontre chaque fois plus d’échos parmi certains groupes. Il m’arrive de penser que, si on la satisfaisait, le mouvement perdrait en puissance. Mais, d’un autre côté, je pense aussi que, si elle répondait aux multiples aspirations du peuple, une autre Constitution pourrait contribuer à modifier si profondément l’ordre des choses au Chili qu’elle accoucherait d’un autre pays où, peut-être, la nouvelle Constitution finirait par ne plus avoir de nécessité. Car cette révolte remet intuitivement en cause les fondations de la structure sociale capitaliste.
Le moment que nous vivons semble être notre seule terre fertile. Quelques jours durant, tout a semblé possible. Beaucoup d’assemblées de quartier autoconvoquées ont été créées. Certaines villes frappées par la pollution des industries extractivistes se sont confrontées aux grands capitaux et paralysé leurs projets. Voir surgir ces formes d’organisations spontanées a été passionnant.
Les manifestations continuent d’être massives. Elles ressemblent à des fêtes. Dans les rues conquises, les gens se sentent heureux. On y danse, on y chante, on y partage des idées, des repas, des sourires. Personne ne sait ce qu’il va advenir de tout cela. Pour le moment, nous continuons de profiter de nos rencontres, en pariant sur la puissance qui naît du fait de nous voir et de nous sentir.
Que faut-il faire pour progresser dans la destruction de cet ordre qui s’écroule de lui-même sans notre intervention ? S’agit-il seulement de vivre nos vies à contre-courant des exigences du capital ? Faut-il renoncer à mettre à bas ce système dans son ensemble pour nous consacrer à construire, sur ses ruines, ici et maintenant et dans les limites et potentiels des circonstances, nos propres formes d’organisation ?