Guy Michel
Dans un chapitre dans les
dernières pages de son livre L’industrie du complotisme Mathieu Amiech
écrit: «Je vais revenir dans ce chapitre
sur cette histoire du capitalisme comme approfondissement de la dépendance.»
C’est de cela que nous allons parler.
Il ajoute: «Toute la fin du Moyen-âge, toute la
Renaissance et l’époque des Lumières sont marqués par ce bras de fer entre
les habitudes d’autonomie matérielle (et parfois politique) des couches
populaires et la volonté expropriatrice des puissants.»
Cela relève bien de la lutte des classes dont parle Marx. Mais il faut en
préciser certaines modalités afin de voir comment les choses se sont passées et
se passent encore.
***
Dans le livre de M. Amiech on trouve des exemples que nous allons analyser
:
1 _ page 186, écrit en 1890 par un sénateur américain de la Farmer’s
Alliance.
«Il y a 50 ou 100 ans, les fermiers étaient dans une
grande mesure des artisans, ils fabriquaient eux-mêmes une grande partie de ce
dont ils avaient besoin dans la vie quotidienne. Chaque fermier avait une
collection d’outils à l’aide desquels il fabriquait des instruments en bois tel
que des fourches, des pelles, des manches de pelle et de charrues, des moyeux
de voiture et une foule d’autres ustensiles. En outre, le fermier produisait le
chanvre et le lin, la laine des moutons et le coton. On travaillait ces fibres
à la ferme même, on les filait et on les tissait. De même, les vêtements et le
linge étaient confectionnés à la maison, tout cela pour la consommation
domestique. Dans chaque ferme, il y avait un petit atelier destiné aux travaux
de charpente, de menuiserie et de mécanique. Dans la maison même se trouvait un
métier à carder et à tisser…. en hiver, le froment, la farine, le maïs étaient
apportés au marché parfois éloigné de 100 ou 200 miles. On y achetait pour
toute l’année suivante de l’épicerie, certaines étoffes et autres marchandises
semblables.
À présent, nous constatons un changement presque
universel. Le fermier vend son bétail et achète de la viande fraîche ou du
lard, il vend ses cochons et achète du jambon ou de la viande de porc, il vend
ses légumes et ses fruits et les rachète sous la forme de conserve.…il achète aujourd’hui presque
tout ce qu’il produisait autrefois et pour cela il lui faut de l’argent.»
Il est montré comment
l’économie domestique (on produit ce qu’on consomme) s’est transformée en
l’espace de cinquante ans en économie monétaire au XIX siècle aux États Unis.
2 _ page 188, L’empire des
tsars et les Russes, Anatole Leroy-Beaulieu, 1897. «Jamais les membres du comité de rédaction de la loi de 1861 [qui
émancipait les serfs en Russie], même les
plus favorables aux paysans, n’ont eu l’idée de leur donner assez de terre pour
qu’il n’y ait plus besoin de travailler en dehors de son champ. Que serait,
dans ce cas, devenu les propriétés laissées à la noblesse, et par quelle main
eussent-elles été cultivées? Où le commerce, où l’industrie, comme la grande
propriété eussent-ils pris les bras dont ils avaient besoin ?»
Émanciper les serfs? Oui,
mais à condition qu’ils soient utilisés comme main d’œuvre, pas pour qu’ils
soient autonomes (comme dans les villages libres [appelés Mir] de Russie, par
exemple).
3 _ page 190. Journal
officiel de la République française, 1898. «Pas
de jardin; les légumes se vendent à un prix exorbitant; pas d’arbre fruitier.
Et pour trouver les mangues si renommées de Cayenne il faut aller maintenant à
la Martinique. La mer, les rivières, possèdent une grande quantité de poissons
mais il est très tranquille et on mange la morue qui vient de Terre-Neuve. La
Guyane a d’immenses savanes où le bétail pourrait prospérer. Mais il n’en est
rien, pour alimenter en viande de boucherie la ville de Cayenne, on est obligé
d’aller à grand frais chercher dans l’Orénoque et au Parà des bœufs. Les neuf
dixièmes de la Guyane sont couverts d’immenses forêts et, pour les
constructions qu’on y élève on fait venir par navire des bois de sapin de
l’Amérique du Nord. La colonie achète au dehors tout ce dont elle a besoin pour
son alimentation et la farine dont elle fait son pain et la viande qu’elle
mange et le vin qu’elle boit. Elle ne vend en retour qu’une marchandise unique,
le métal jaune sous la forme de poussière ou sous forme de lingots.» Les
esclaves de Guyane ont été ‘émancipés’ de la même façon que les russes, sans
qu’ils aient les moyens de vivre de façon autonome. Contrairement aux paysans
américains. On comprend le pouvoir d’attraction de l’Amérique (surtout pour les
émigrants d’Europe orientale à peine sortis de la servitude).
4 _ page 190 191. Plus près
de nous dans l’espace mais pas dans le temps, au Moyen Age: «En obligeant les villageois et les métayers
à utiliser les gros moulins à eau qu’ils avaient construits au bord des fleuves
et en prélevant une taxe sur leur utilisation, les seigneurs travaillaient à la
perte d’autonomie des «manants» et à la naissance d’une économie plus
monétarisée. Il poussaient (ou obligeaient) les paysans à délaisser leur propre
outil et à vendre une partie de leur production pour pouvoir payer la redevance
du moulin seigneurial.» Empêcher les gens d’utiliser leurs outils pour leur
faire payer l’utilisation des outils des seigneurs. Un vrai racket pour
empêcher l’autonomie et contraindre à insérer les gens dans une «économie
monétarisée», c’est-à-dire des échanges via l’argent.
5_ page 196. Là, un exemple contemporain:
«La répétition ‘ad nauseam’ des publicités racoleuses,
l’autorité de la science et les propositions généreuses des services sociaux
ont poussé les citoyens des pays industrialisés à déléguer toujours plus de
tâches du quotidien. Les rapports marchands et la bureaucratie publique ont
petit à petit grignoté la sphère familiale et personnelle; il est devenu
désirable et absolument normal de tout acheter, et de faire chaque chose de la
vie conformément au Conseil des spécialistes. C’est l’âge du supermarché…..
aux États-Unis cela fait plusieurs décennies que presque personne ne se fait
plus à manger. Les Américains consomment avant tout des repas préparés par
d’autres et c’est bon pour les chiffres de la croissance.»
L’époque moderne et post
moderne, la dépossession soft: avec
les innovations technologiques, pub, science, services sociaux, confort,… tout
converge pour que chacun achète ce dont il a besoin et ne produise plus grand
chose par soi-même.
***
Marx qui comprend
l’histoire comme l’histoire de la lutte des classes, savait bien que
l’accumulation des techniques et l’organisation nécessaire à celle-ci
accroissaient «la dépendance des
individus vis-à-vis de la machine sociale»: il l’écrit dans le Capital (1) et ailleurs. Sa théorie cependant le
pousse à exprimer que l’histoire passe par certains stades. Après la
société aristocratique de l’Ancien Régime, vient la société bourgeoise
capitaliste et ensuite – possiblement – le communisme qui ne peut qu’être issu
de cette société capitaliste car celle-ci crée la classe ouvrière qui œuvrera
pour la destruction du capitalisme et l’avènement de la société communiste.
De sorte que les
socialistes qui l’ont précédé, pense-t-il, sont «utopistes» car ils n’ont pas
conscience de cette nécessaire «maturité» de la société capitaliste permettant
de passer au communisme. Il dira, par exemple, des Luddites (2) qu’il est vain de casser les
machines, que la mécanisation de la production est nécessaire parce que,
grâce à elle, viendra l’émancipation – seulement au moment où les
prolétaires s’approprieront les moyens de production élaborés pendant la
période capitaliste. Impossible donc de court-circuiter cette étape
capitaliste libérale.
***
Pour les libéraux, le monde
se doit d’aller vers une production toujours plus grande de marchandises avec
les modifications de l’environnement naturel que cela implique ainsi qu’une
dépossession de plus en plus complète. Celle-ci se réalise avec l’hypertrophie
d’un monde rempli de machines et géré à l’aide d’une organisation de plus en
plus vaste et contraignante qui dépouille les humains de leurs capacités
d’initiatives sur leurs vies et le monde.
Mais si l’objectif de Marx
de réaliser un monde sans classes est louable il existe une opposition entre
lui et des théoriciens comme Polanyi (exemple parmi d’autres). Ce dernier admet
que la lutte des pauvres contre les riches sous l’Ancien Régime se déroulait
entre ceux qui voulaient garder les libertés qu’ils avaient (les pauvres) et
ceux qui voulaient changer le monde – à leur avantage bien sûr! (les riches).
De sorte que l’opposition entre riches et pauvres est basée sur ce constat: les
riches ont été – et sont toujours – ceux qui veulent changer le monde et les
pauvres, ceux qui veulent garder les avantages qu’ils ont (…acquis) et que la
tradition (ou les lois) leur octroie. La différence est ainsi indiquée dans un
édit royal dès 1607 en Angleterre: «l’homme
pauvre sera satisfait dans son but: l’habitation; le gentilhomme
ne sera pas entravé dans son désir: l’amélioration.» le terme
habitation renvoyait à la stabilité de l’environnement, aussi bien naturel que
social, à laquelle étaient attachés les hommes pauvres» [«pauvre» étant
entendu bien sûr comme relatif à d’autres; et surtout, à cette époque, il
s’agit des paysans qui vivent sur et de leurs terres]. «C’était la nature nourricière et la coutume, les règlements, les
traditions.» (Najib Abdelkader3).
Cependant «cette habitation ne renvoie
évidemment pas à un temps idyllique – les rapports de pouvoir ont toujours
existé […]»
Comme l’avait clairement
établi Marx, et c’est fondamental, la seule classe révolutionnaire de
l’Histoire a été, jusqu’à présent encore, la bourgeoisie, celle qui veut
changer le monde … en permanence! Pour cette classe, il s’agit là d’un
besoin impérieux et essentiel. C’est la nouveauté du système capitaliste dans
lequel tout est toujours en mouvement. Mu par la volonté de… progresser!
D’améliorer. On vit mieux, disent-ils, avec la voiture, puis avec l’avion, puis
avec le smartphone et ainsi de suite à l’infini! Par contre, remarquait Orwell
mais aussi Lénine, les ouvriers, les paysans encore moins, ne veulent pas –sauf situation historique particulière
(révolutionnaire, par exemple) – changer le monde; ils veulent, par contre,
parfois, améliorer leur condition.
Venons-en donc au point
central qui permet de comprendre la différence entre les deux points de vue: Si
Marx voit l’émancipation sous la forme d’une société très industrialisée et
administrée par le prolétariat vainqueur (stade communiste) qui se sera
saisi du pouvoir politique et économique, dans la critique anti-industrielle
(l’Encyclopédie des Nuisances, M. Amoros, J. Semprun, PMO, M. Amiech, etc mais
aussi les précurseurs : G. Orwell, L. Mumford, J. Ellul, B. Charbonneau, etc), cet
horizon d’industrialisation perpétuelle est considéré comme
le pire horizon qui soit. La dépossession y est complète.
D’une certaine façon,
l’industrialisation est la voie aussi bien suivie par le capitalisme, bien sûr,
que par les régimes s’inspirant du marxisme orthodoxe. Lénine avait bien dit: «le socialisme, c’est les soviets [c’est
à dire les conseils ouvriers] PLUS
l’électrification!» et la plus grande puissance capitaliste aujourd’hui (en
2023) est bien un pays gouverné par un parti unique: le Parti Communiste
Chinois.
La question aujourd’hui
n’est donc pas d’accéder au pouvoir pour remplacer les patrons par des
commissaires politiques (élus ou non élus) mais de défaire les pesantes chaînes
qui nous empêchent de maîtriser notre existence: l’État, les grandes entreprises
mondialisées, les organismes nationaux et supranationaux de toutes sortes qui,
sous prétexte d’organisation technique ou technologique, de science
(souvenons-nous du covid), de nécessité commerciale ou autres, nous
contraignent à subir leurs logiques mortifères.
Conclusion
M. Amiech, pour revenir à
son livre, écrit: «[les] auteurs de la maison d’édition la Roue (M.
Amoros, M. Gomez) [disent] que les
luttes de territoire constituent un renouveau de la lutte des classes au 21e
siècle. Certains combats essentiels à l’avenir pourraient ainsi ressembler
aux luttes préindustrielles, quand les villageois et autres manants d’Europe
défendaient leurs habitats, leurs champs communs, leurs cours d’eau, contre des
projets du Seigneur et de l‘entrepreneur
qui impliquait la destruction de ce milieu de vie nourricier.»
On peut penser à la lutte
contre l’aéroport de Notre Dame des Landes qui a défrayé la chronique pendant
des années. On se souviendra au passage que les positions des écologistes et de
la gauche n’ont jamais été clairement opposées à cette construction qui
détruisait une partie du bocage nantais. Que les élus écolos locaux (comme F.
De Rugy, EELV) voulant canaliser le mouvement à leur profit ont eu maille à
partir avec les occupants de la ZAD, qui déposaient périodiquement des détritus
devant la permanence de l’élu écolo.
Au Testet (barrage de
Sivens) les opposants luttaient contre un projet de retenue d’eau devant
alimenter l’agriculture industrielle locale, de grandes quantités d’eau étant
nécessaires aux variétés de maïs dont celle-ci a besoin.
Plus récemment, les méga
bassines en Vendée. Dans tous ces cas, il s’agit de reconquête d’un milieu
de vie aux dépens de l’industrie (y compris agricole).
La grosse différence entre
ces luttes et celles des paysans médiévaux étant que, dans ces derniers cas, ce
sont les paysans locaux qui combattaient pour leur territoire alors que les
combattants modernes pour les territoires cités au dessus étaient
principalement des gens venus d’un peu partout avec une radicalité politique
…déjà acquise par ailleurs, ce qui a impliqué des profils très différents
et de plus en plus contradictoires avec les mœurs locales (comme les
écolo-woke complètement déconnectés de
la culture locale ces toutes dernières années).
Si ces luttes sont
importantes, il faut insister aussi sur les luttes contre la pseudo science et
les technologies qui entendent réglementer la vie des gens à coup de passes
sanitaires, d’interdiction de circuler à certains types de voitures, bientôt de
passes climatiques. Sans oublier la reproduction artificielle de l’humain à
coups de Procréation Médicalement Assistée (PMA) et bientôt de Grossesse Pour
Autrui (GPA). Aujourd’hui le pourcentage des naissances «assistées» augmentent
démesurément de façon inversement proportionnelle aux capacités de reproduction
naturelle des humains qui subissent le contre coup des pollutions affectant le
fonctionnement des organes reproducteurs. Notons que la plupart des écolos et
autres gens de gauche sont des progressistes acharnés et, par conséquent,
favorables à toutes ces nouveautés qu’ils trouvent aguichantes.
Relevant un peu des deux
précédentes, s’est imposée une lutte contre les hyper-organisations et la
techno-bureaucratisation de toute activité humaine. Les foules, devenues de
plus en plus denses, sont suspectes et les systèmes de surveillance
(électronique ou pas) se généralisent dans toutes les villes et parfois même
les villages. Plus de place, par ailleurs, à la spontanéité et la créativité,
les protocoles envahissent tout le système de soins en médecine, par exemple.
La gestion par les autorités devient nécessaires partout et phagocyte toute
activité impliquant de nombreux individus, etc. Nous n’oublions pas l’outil le
plus couramment utilisé à ces fins: le recours systématique à la numérisation
de tout ce qui peut l’être ouvrant la possibilité d’un contrôle plus
contraignant de tous. Sur ce seul aspect il faudrait revenir tant il est
prégnant et accepté par bien des gens comme une liberté nouvelle.
Il est bien évident que les
luttes pour améliorer quantitativement le quotidien sont nécessaires. Les
salaires, les retraites, etc. Le risque, c’est que celles-ci nous fassent
oublier ou sous-estimer les luttes pour l’autonomie.»
*
Ce que les spécialistes en
sciences humaines voient comme un réseau sans fin d’interdépendance représente,
en fait, l’assujettissement de l’individu à l’organisation, du citoyen à
l’État, du travailleur au directeur, et du parent aux professions de l’assistance.
Christopher Lasch, la culture du
narcissisme, 1979.
Notes:
1 _ Le Capital, 4° section, chapitre XV,
pages 366 et suivantes de l’Ed. Garnier Flammarion. Les autorités mirent bien
du temps à autoriser les innovations techniques, comme les métiers à tisser
faisant le travail de plusieurs personnes. Leur crainte était de voir les
ouvriers et artisans se transformer en mendiants. Les autorités britanniques
n’eurent plus ces scrupules au XVIII°s. D’où se vérifie la théorie de Karl
Polanyi selon laquelle l’économie dans les époques préindustrielles était
encastrée dans le tissu social et ne pouvait se déployer de façon autonome comme
au XIX siècle. avec le pouvoir de la bourgeoisie.
2 _ Insurrection des artisans du nord
de l’Angleterre au début du XIX siècle, qui cassaient les machines, lesquelles détruisaient
leur travail bien fait et leur mode de vie d’artisans libres.
3_ La Décroissance, juillet 2023.
Celui-ci a coécrit le livre: K. Polanyi et l’imaginaire économique, Éditions le
passager clandestin.