Les mots en caractères rouges ont eté supprimés dans la version publiée
Interview à Raoul Vaneigem
par le journal Le Monde
Samedi 31
aout 2019
Quelle est la nature de la mutation – ou de l’effondrement – en
cours ? En quel sens la fin d’un monde n’est-elle pas
la fin du monde, mais le début d’un nouveau ? Et quelle est cette
civilisation que vous voyez, timidement, poindre sur les décombres de
l’ancienne ?
Bien
qu'ayant échoué à mettre en œuvre le projet d'une autogestion de la vie
quotidienne, le Mouvement des occupations, qui fut la tendance la plus radicale
de Mai 1968, pouvait néanmoins se prévaloir d'un acquis d'une importance
considérable. Il avait suscité une prise de conscience qui allait marquer un
point de non-retour dans l'histoire de l'humanité. La dénonciation massive du Welfare
State [Etat providence] – de l'état de bien-être consumériste, du bonheur
vendu à tempérament – avait porté
un coup mortel à des vertus et à des comportements imposés depuis des
millénaires et passant pour d'inébranlables vérités : le pouvoir
hiérarchique, le respect de l'autorité, le patriarcat, la peur et le mépris de
la femme et de la nature, la vénération de l'armée, l'obédience religieuse et
idéologique, la concurrence, la compétition, la prédation, le sacrifice, la
nécessité du travail.
L'idée s'est alors fait jour que la vraie vie ne pouvait se confondre
avec cette survie qui ravale le sort de la femme et de l'homme à celui d'une
bête de somme et d'une bête de proie. Cette radicalité, on a cru qu'elle avait
disparu, balayée par les rivalités internes, les luttes de pouvoir, le sectarisme
contestataire ; on l'a vue étouffée par le gouvernement et par le Parti
communiste, dont ce fut la dernière victoire. Elle fut surtout, il est vrai,
dévorée par la formidable vague d'un consumérisme triomphant, celui-là même que
la paupérisation croissante assèche aujourd'hui lentement mais sûrement.
Et pourtant, malgré la
récupération et le long étouffement de ce mouvement d’émancipation, quelque
chose était en train d’advenir ?
C'était
oublier que l'incitation forcenée à consommer portait en elle la
désacralisation des valeurs anciennes. La libération factice, prônée par
l'hédonisme de supermarché, propageait une abondance et une diversité de choix
qui n'avaient qu'un inconvénient, celui de se payer à la sortie. De là naquit
un modèle de démocratie où, les idéologies s'effaçaient au profit de candidats
dont la campagne promotionnelle était menée selon les techniques publicitaires
les plus éprouvées. Le clientélisme et l'attrait morbide du pouvoir achevèrent
de ruiner une pensée dont le dernier gouvernement en date ne craint pas
d'exhiber l'effarant délabrement.
Cinq décennies ont fait oublier que sous la conscience prolétarienne,
laminée par le consumérisme, se manifestait une conscience humaine dont un long
assoupissement n'a pas empêché la soudaine résurgence. La civilisation
marchande n'est plus que le cliquetis d'une machine qui broie le monde pour le
déchiqueter en profits boursiers. Tout se grippe par le haut. Ce qui naît par
le bas, ce qui prend sa substance dans le corps social, c'est un sens de
l'humanité, une priorité de l'être. Or l'être n'a pas sa place dans la bulle de
l'avoir, dans les rouages de la mondialisation affairiste. Que la vie de l'être
humain et le développement de sa conscience affirment désormais leur priorité
dans l'insurrection en cours est ce qui m'autorise à évoquer la naissance d'une
civilisation où pour la première fois la faculté créatrice inhérente à notre
espèce va se libérer de la tutelle oppressive des Dieux et des maîtres.
Depuis 1967, vous ne cessez de décrire l’agonie de la civilisation
marchande. Pourtant, celle-ci perdure et se développe chaque jour davantage à
l’ère du capitalisme financier et numérique. N’êtes-vous pas prisonnier d’une
vision progressiste (ou téléologique) de l’histoire que vous partagez avec le
néolibéralisme (tout en le combattant) ?
Je n'ai que
faire des étiquettes, des catégories et autres tiroirs de rangement du
spectacle. L'inconvénient d'un système qui se grippe, c'est que son
dysfonctionnement peut durer longtemps. Nombre d'économistes n'en finissent pas
de pousser des cris d'orfraie dans l'attente d'un krach financier inéluctable.
Catastrophisme ou non, l’implosion de la bulle monétaire est dans l'ordre des
choses.
L'heureux
effet d'un capitalisme qui continue d'enfler à en crever, c'est qu'à l'instar
d'un gouvernement qui au nom de la France réprime, condamne, mutile, éborgne et
appauvrit le peuple français, il incite ceux d'en bas à défendre avant toute
chose leur existence quotidienne. Il stimule la solidarité locale, il encourage
à répondre par la désobéissance civile et par l'auto-organisation à ceux qui
rentabilisent la misère, il invite à reprendre en mains la res publica, la
chose publique ruinée chaque jour davantage par l'escroquerie des puissances
financières. Que les intellectuels débattent des concepts à la mode dans les
tristes arènes de l'égotisme, c'est leur droit.
On me permettra de m'intéresser davantage à la créativité qui va, dans
les villages, les quartiers, les villes, les régions, réinventer l'enseignement
bousillé par la fermeture des écoles et par l'éducation
concentrationnaire ; restaurer les transports publics ; découvrir de
nouvelles sources d'énergie gratuite ; propager la permaculture en
renaturant les terres empoisonnées par l'industrie agro-alimentaire ;
promouvoir le maraîchage et une nourriture saine ; fêter l'entraide et la
joie solidaire. La démocratie est dans la rue, non dans les urnes.
Parler de « totalitarisme
démocratique » ou de « cupidité
concentrationnaire » à propos de notre monde est-ce une façon
adéquate de décrire la réalité ou bien de la surenchère révolutionnaire ?
Dénoncer les
oppresseurs et les manipulateurs ne me parait plus nécessaire, tant le mensonge
est devenu évident. Le premier venu dispose de ce que l'on pourrait appeler
«l'échelle de Trump» pour mesurer le niveau de déficience mentale des
falsificateurs, sans recourir au jugement moral. Mais l'important n'est pas là.
Il a fallu des années de décervelage pour que Goebbels puisse estimer que
« plus un mensonge est gros, mieux il passe. » Qui a aujourd'hui sous
les yeux l'état du secteur hospitalier et dans les oreilles les promesses
d'améliorations ministérielles n'a aucune peine à comprendre que traiter le peuple
en ramassis d'imbéciles ne fait que souligner le ravage psychopathologique des
gens de pouvoir.
Je n'ai
d'autre choix que miser sur la vie. Je veux croire qu'il existe sous le rôle et
la fonction de flic, de juge, de procureur, de journaliste, de politique, de
manipulateur, de tribun, d'expert en subversion, un être humain qui supporte de
plus en plus mal l'absence d'authenticité vécue à laquelle le condamne
l'aliénation du mensonge lucratif.
Le souci de
surenchère, de plus-value m'est étranger. Je ne suis ni chef, ni gestionnaire
d'un groupe, ni gourou, ni maître à penser. Je sème mes idées sans me
préoccuper du sol fertile ou stérile où elles tomberont. En l'occurrence, j'ai
tout simplement lieu de me réjouir de l'apparition d'un mouvement qui n'est pas
populiste - comme le souhaiteraient les fauteurs d'un chaos propice aux
magouilles – mais qui est un mouvement populaire, décrétant dès le départ qu'il
refuse les chefs et les représentants autoproclamés. Voilà qui me rassure et me
conforte dans la conviction que mon bonheur personnel est inséparable du
bonheur de tous et de toutes.
Pourquoi
un face-à-face stérile entre « gauchisme
paramilitaire » et « hordes
policières » s'est-il instauré, notamment depuis les
manifestations contre la loi travail ? Et comment en sortir ?
Les
technocrates s'obstinent avec un tel cynisme à tourmenter le peuple comme une
bête prise au piège de leur impuissance arrogante, qu'il faut s'étonner de la
modération dont fait preuve la colère populaire. Le black bloc est l'expression
d'une colère que la répression policière a pour mission d'attiser. C'est une
colère aveugle dont les mécanismes du profit mondial ont aisément raison.
Briser des symboles n'est pas briser le système. Pire qu'une sottise, c'est un
assouvissement hâtif, peu satisfaisant, frustrant, c'est le dévoiement d'une
énergie qui serait mieux venue dans l'indispensable construction de communes
autogérées. Je ne suis solidaire d'aucun mouvement paramilitaire et je souhaite
que le mouvement des gilets jaunes en particulier et de la subversion populaire
en général ne se laisse pas entraîner par une colère aveugle où s'enliseraient
la générosité du vivant et sa conscience humaine. Je mise sur l'expansion du
droit au bonheur, je mise sur un « pacifisme insurrectionnel » qui
ferait de la vie une arme absolue, une arme qui ne tue pas.
Le
mouvement des gilets jaunes est-il un mouvement révolutionnaire ou
réactionnaire ?
Le mouvement
des gilets jaunes n'est que l'épiphénomène d'un bouleversement social qui
consacre la ruine de la civilisation marchande. Il ne fait que commencer. Il
est encore sous le regard hébété des intellectuels, de ces débris d'une culture
sclérosée, qui tinrent si durablement le rôle de conducteur du peuple et n'en
reviennent pas d'être virés du jour au lendemain. Eh bien le peuple a décidé de
n'avoir d'autre guide que lui-même. Il va tâtonner, balbutier, errer, tomber,
se relever mais il a en lui cette lumière du passé, cette aspiration à une
vraie vie et à un monde meilleur que les mouvements d'émancipation, jadis
réprimés, pilés, écrasés ont, dans leur élan brisé, confiées à notre présent
pour les reprendre à la source et en parachever le cours.
Votre
conception de l’insurrection est à la fois radicale (refus de dialoguer avec
l’Etat, justification du sabotage, etc.) et mesurée (refus de la lutte armée,
de la colère réduite à la casse, etc.). Quelles sont les limites de la colère
insurrectionnelle ? Quelle est votre éthique de l’insurrection ?
Je
ne vois, après la flambée de Mai 1968, d'autres insurrections que l'apparition
du mouvement zapatiste au Chiapas, l'émergence d'une société communaliste au
Rojava et, oui, dans un contexte très différent, la naissance et la
multiplication de Zad, de zones à défendre où la résistance d'une région à l'implantation
de nuisances a créé une solidarité du « vivre ensemble.» J'ignore ce que
signifie une éthique de l'insurrection. Nous sommes seulement confrontés à des
expériences pleines de joies et de fureurs, de développements et de
régressions. Parmi les questionnements, deux me paraissent indispensables.
Comment empêcher le déferlement des soudards étatiques dévastant des lieux de
vie où la gratuité s'accorde mal avec le principe du profit ? Comment
éviter qu'une société, qui prône l'autonomie individuelle et collective, laisse
se reconstituer en son sein la vieille opposition entre des gens de pouvoir et
une base trop peu confiante en ses potentialités créatrices ?
Ni
patriarcat ni matriarcat, dites-vous. Pourquoi
faut-il aller au-delà du virilisme et du féminisme ? Et qu'entendez-vous
par l’instauration de la « prééminence acratique de la femme » ?
Le piège du
dualisme, c'est qu'il empêche le dépassement. Je n'ai pas lutté contre le
patriarcat pour que lui succède un matriarcat, qui est la même chose à l'envers.
Il y a du masculin chez la femme et du féminin chez l'homme, voilà une gamme
assez ample pour que la liberté du désir amoureux y module à loisir. Ce qui me
passionne chez l'homme et chez la femme, c'est l'être humain. On ne me fera pas
admettre que l'émancipation de la femme consiste à accéder à ce qui a rendu le
mâle si souvent méprisable : le pouvoir, l'autorité, la cruauté guerrière
et prédatrice. Une femme ministre, chef d’État, flic, affairiste ne vaut guère
mieux que le mâle qui l'a tenue pour moins que rien.
En revanche,
il serait temps de s'aviser qu'il existe une relation entre l'oppression de la
femme et l'oppression de la nature. Elles apparaissent l'une et l'autre lors du
passage des civilisations pré-agraires à la civilisation agro-marchande des
Etats-Cités. Il m'a semblé que la société qui s'esquisse aujourd'hui devait, en
raison d'une nouvelle alliance avec la nature, marquer la fin de l'antiphysis
(de l'antinature) et, partant, reconnaître à la femme la prépondérance
acratique, c'est-à-dire sans pouvoir, dont elle jouissait avant l'instauration
du patriarcat. J'ai emprunté le mot au courant libertaire espagnol des acrates.
Dans cet entretien par écrit que Raoul Vaneigem a accordé au journal Le Monde (paru le 31/8/2019) la question suivante à été supprimée ainsi que l'intégralité de la réponse sans en informer l'auteur.
La poésie,
c'est la vie. L'intellectuel se glorifie d'une fonction aussi aliénante que la
fonction manuelle – toutes deux issues du travail et de sa division. Aux prises
avec le corps, dont il dompte les pulsions au lieu de les affiner, il est un
esprit dont les idées, si intéressantes qu'elles puissent être, sont coupées du
vivant et de cette intelligence sensible qui émane de nos pulsions vitales. Les
idées « concoctées par la tête » nourrissent une intelligence
abstraite qui ne se départit jamais du pouvoir qu'elle entend exercer sur le
corps et sur le corps social.
« La
commune révoque le communautarisme », écrivez-vous. Qu’est-ce qui vous
permet de penser qu’une fois l’âge de l’autogestion de la vie advenu, les
problèmes sociaux (rapport de domination de toutes sortes, misogynie, identitarisme,
etc.) seront résolus ? En quoi l’émergence d’un nouveau style de vie
mettrait à l’abri de l’égoïsme, du pouvoir et des préjugés ?
Rien n'est jamais acquis mais
la conscience humaine est un puissant moteur de changement. Lors d'une
conversation avec le « sous-commandant insurgé» Moises, dans la base
zapatiste de La Realidad, au Chiapas, celui-ci expliquait « Les Maya ont
toujours été misogynes. La femme était un être inférieur. Pour changer cela,
nous avons dû insister pour que les femmes acceptent d'exercer un mandat dans
la « junte de bon gouvernement », où sont débattues les décisions des
assemblées. Aujourd'hui, leur présence est très importante, elles le savent et
il ne viendrait plus à un homme l'idée de les traiter de haut. » On a
toujours identifié le progrès au progrès technique qui, de Gilgamesh à nos
jours, est gigantesque. En revanche si l'on en juge par l'écart entre la
population des premières Cités-Etats et les peuples aujourd'hui soumis aux lois
du profit, le progrès du sort réservé à l'humain est, tout aussi
incontestablement, infime. Peut-être le temps est-il venu d'explorer les
immenses potentialités de la vie et de privilégier enfin le progrès non de
l'avoir mais de l'être.
En
quoi le zapatisme est-il l’une des tentatives les plus réussies de
l'’autogestion de la vie quotidienne ?
Comme le disent les zapatistes : « nous ne sommes pas un
modèle, nous sommes une expérience. » Le mouvement zapatiste est né d'une
collectivité paysanne maya. Il n'est pas exportable, mais il est permis de
tirer des leçons de la nouvelle société dont il tente de jeter les bases. La
démocratie directe postule l'offre de mandataires qui passionnés par un domaine
particulier proposent de mettre leur savoir à la disposition de la
collectivité. Ils sont délégués, pour un temps limité, à la « junte de bon
gouvernement » où ils rendent compte aux assemblées du résultat de leurs
démarches. La mise en commun des terres a eu raison des conflits, souvent
sanglants, qui mettaient aux prises les propriétaires de parcelles.
L'interdiction de la drogue dissuade l'intrusion des narcotrafiquants, dont les
atrocités accablent une grande partie du Mexique. Les femmes ont obtenu
l'interdiction de l'alcool, qui risquait de raviver les violences machistes
dont elles furent longtemps victimes. L'université de la terre de San Cristobal
dispense un enseignement gratuit des métiers les plus divers. Aucun diplôme
n'est délivré. Les seules exigences sont le désir d'apprendre et l'envie de
propager partout son savoir. Il y a là une simplicité capable d'éradiquer la
complexité bureaucratique et la rhétorique abstraite qui nous arrachent à
nous-mêmes à longueur d'existence. La conscience humaine est une expérience en
cours.
Dans cet entretien par écrit que Raoul Vaneigem a accordé
au journal Le Monde (paru le 31/8/2019) la question suivante à été supprimée
ainsi que l'intégralité de la réponse sans en informer l'auteur.
Est-il possible de sortir de la spirale des
violences ?
Il faut poser la question au gouvernement et lui
rappeler le propos de Blanqui : « Oui messieurs, c'est la guerre
entre les riches et les pauvres, les riches l'ont voulu ainsi, ils sont en
effet les agresseurs. Seulement, ils considèrent comme action néfaste le fait
que les pauvres opposent une résistance. Ils diraient volontiers en parlant du
peuple : cet animal est si féroce qu'il se défend s'il est attaqué ».
Le projet de Blanqui, qui prône la lutte armée contre les exploiteurs, mérite
d'être examiné à la lumière de l'évolution conjointe du capitalisme et du
mouvement ouvrier, qui luttait pour l'anéantir.
La conscience prolétarienne aspirant à fonder une
société sans classe a été une forme transitoire dont l'histoire a revêtu la
conscience humaine à une époque où le secteur de la production n'avait pas
encore cédé la place à la colonisation consumériste. C'est cette conscience
humaine qui resurgit aujourd'hui dans l'insurrection dont les Gilets jaunes ne
sont qu'un signe avant-coureur. Nous assistons à l'émergence d'un pacifisme
insurrectionnel qui, avec pour seule arme une irrépressible volonté de vivre,
s'oppose à la violence destructrice du gouvernement. Car l’État ne peut et ne
veut entendre les revendications d'un peuple à qui est arraché graduellement ce
qui constituait son bien public, sa res publica.
De toute évidence, la dignité humaine et la
détermination opiniâtre des insurgés sont précisément ce qui épargne aux
escrocs de la république un déferlement de violence qui les frapperait
physiquement jusque dans leurs ghettos d'argent sale. Comble d'absurdité,
ceux-ci ne trouvent rien de mieux à faire que de prendre pour cible un
mouvement qui leur évite un juste retour de manivelle de leurs violences. Ils
excitent leurs chiens de garde médiatiques et policiers. Ils éborgnent, ils
emprisonnent, ils assassinent impunément. Ils multiplient les provocations, en
exhibant sous les yeux des plus démunis leurs signes extérieurs et dérisoires
de richesse. Leur souci de récupérer, sinon d'encourager à bon escient les
dévastateurs de poubelles et de vitrines, ne démontre-t-il pas qu'ils ont
besoin non d'une vraie guerre civile mais de son spectacle, de sa mise en
scène ? Comme chacun sait, le chaos est propice aux affaires.
Les dirigeants n'ont d'autre soutien que le
profit, dont l'inhumanité les ronge. Ils
n'ont d'intelligence que l'argent qui en tient lieu. Ils sont la barbarie dont
les insurgés ne cesseront d'annuler la légitimité usurpée.
Privilégier l'être humain, s'organiser sans chef
ni délégué autoproclamé, assurer la prééminence de l'individu conscient sur
l'individualiste bêlant du troupeau populiste, tels sont pour l'insurrection en
cours et pour les populations du globe les meilleurs garants de l'effondrement
du système oppressif et de sa violence destructrice.
Le climat se réchauffe, la biodiversité s'érode et l'Amazonie brûle. La lutte contre la dévastation de la nature qui mobilise une partie de la population mondiale et de sa jeunesse peut-elle être un des leviers de "l'insurrection pacifiste" que vous prônez ?
L'incendie de la forêt amazonienne fait partie du vaste programme de
désertification que la rapacité capitaliste impose aux États du monde entier.
Il est pour le moins dérisoire d'adresser des doléances à ces États qui
n'hésitent pas à dévaster leurs propres territoires nationaux au nom de la
priorité accordée au profit. Partout les gouvernements déforestent, étouffent
les océans sous le plastique, empoisonnent délibérément la nourriture. Gaz de
schiste, ponctions pétrolières et aurifères, enfouissement de déchets
nucléaires ne sont qu'un détail en regard de la dégradation climatique
qu’accélèrent chaque jour la production de nuisances par des entreprises qui
sont près de chez nous, à portée de main du peuple qui en est victime.
Les gouvernants obéissent aux lois de Monsanto et accusent d'illégalité un maire qui interdit les pesticides sur le territoire de
sa commune. On lui impute à crime de préserver la santé des habitants. Voilà où
le combat se situe, à la base de la société, là où la volonté d'un mieux vivre
jaillit de la précarité des existences.
Dans ce combat, le pacifisme n'est pas de mise. Je
veux lever ici toute ambiguïté. Le pacifisme risque de n'être qu'une
pacification, un humanitarisme prônant retour à la niche des résignés.
Par ailleurs, rien n'est moins pacifique qu'une
insurrection, mais rien n'est plus odieux que ces guerres menées par le
gauchisme paramilitaire et dont les chefs s'empressent d'imposer leur pouvoir
au peuple qu'ils se vantaient d'affranchir. Pacifisme sacrificiel et
intervention armée sont les deux termes d'une contradiction à dépasser. La
conscience humaine aura progressé de façon appréciable lorsque les tenants du
pacifisme bêlant auront compris qu'ils donnent à l’État le droit de matraque et
de mensonge chaque fois qu'ils se prêtent au rituel des élections et vont
choisir, selon les libertés de la démocratie totalitaire, des représentants qui
ne représentent qu'eux-mêmes,
plébiscitant des intérêts
publics qui deviendront des intérêts privés.
Quant aux tenants d'une colère vengeresse, on peut
espérer que, lassés des jeux de rôles mis en scène par les médias, ils
apprennent et s'emploient à porter le fer à l'endroit où les coups atteignent
vraiment le système : le profit, la rentabilité, le portefeuille. Propager
la gratuité est l'aspiration la plus naturelle de la vie et de la conscience
humaine dont elle nous a accordé le privilège. L'entraide et la solidarité
festive dont fait montre l'insurrection de la vie quotidienne sont une arme
dont aucune arme qui tue ne viendra à bout. Ne jamais détruire un homme et
ne jamais cesser de détruire ce qui le déshumanise. Anéantir ce qui prétend
nous faire payer le droit imprescriptible au bonheur. Utopie ? Tournez la
question comme vous voulez. Nous n'avons d'autre alternative que d'oser
l'impossible ou de ramper comme des larves sous le talon de fer qui nous
écrase.
Propos recueillis par Nicolas Truong
Biarritz G7 |